La distribution des films

Publié le par Yves-André Samère

Dans mon récent article sur la carrière des films de cinéma, j’ai mentionné qu’un changement avait eu lieu dans leur distribution, qui a totalement bouleversé un système pré-existant depuis des décennies. Or on peut dater très exactement ce changement, et nommer le responsable de cette évolution. Il s’appelait Frank Yablans, et le phénomène a eu lieu le 15 mars 1972, à l’occasion de la sortie à New York du film de Francis Coppola Le Parrain. Et non, il ne s’appelle pas Francis Ford Coppola, ce « Ford » n’est pas un prénom, c’est un surnom, dû au fait qu’à l’époque de sa naissance en 1939, son père Carmine, flûtiste de talent, jouait dans une émission de radio, le Ford Sunday Evening Hour. Mais voici l’histoire.

En 1969, l’écrivain et ancien journaliste Mario Puzo publia un roman, The godfather. C’est un livre sur la mafia, assez médiocre (je l’ai lu), mais qui remporta un grand succès. Inévitablement, on envisagea d’en faire un film, et les studios Paramount décidèrent d’en confier la réalisation à Coppola, qui lut le livre et ne l’apprécia pas ! Il ne voulait pas non plus travailler pour les studios, au point d’avoir créé son propre studio, American Zoetrope, qui d’ailleurs fit faillite au bout de quelques années. Mais le besoin d’argent et d’autres circonstances le forcèrent à accepter le contrat, en dépit des obstacles que les adversaires de ce choix mirent sur son chemin : on trouva Marlon Brando trop gros, Al Pacino trop petit, même Alain Delon fut envisagé pour le remplacer, etc.

Mais enfin, le tournage commença le 29 mars 1971, et s’acheva en septembre. Après bien des vicissitudes et un montage qui s’éternisa, le film, qui ne satisfaisait personne, fut raccourci d’une demi-heure, puis rétabli dans sa version initiale de deux heures cinquante, et enfin proposé à des directeurs de salle de New York, qui le détestèrent. Coppola, qui ne croyait pas non plus à son film, s’était enfui à Paris...

Mais tout ce battage avait attiré l’attention du public, qui fit la queue pour assister à la première à New York, malgré une tempête de neige, le 15 mars 1972. Le film fit un triomphe. La campagne de publicité qui précédait cette sortie fut traditionnelle : presque tout l’argent avait été dépensé dans l’affichage. En revanche, le responsable de la distribution des films de la Paramount, Frank Yablans, avait décidé de modifier le système qui prévalait jusqu’alors. Ce système, il faut le dire, était financièrement bizarre, et parfaitement injuste, mais d’un point de vue pratique, il favorisait les films plutôt que les studios qui en attendaient des recettes. Il stipulait que les exploitants de salles ne payaient les studios que lorsque le film avait complètement achevé sa carrière, donc avait disparu de toutes les salles des États-Unis, ce qui pouvait prendre des mois, voire des années. Cette situation rendait possible ce scénario de catastrophe : un studio pouvait sortir un film à succès... et être néanmoins ruiné, parce que les recettes ne lui étaient pas versées à temps !

Soucieux de la rentabilité des activités de la Paramount, Frank Yablans modifia la règle, et fit savoir aux directeurs de salles que, s’ils voulaient avoir Le Parrain, ils devraient désormais payer... d’avance ! Non pas toute la recette, dont on ignorait encore le montant, mais 80 000 dollars. Les propriétaires de salles passèrent par ses exigences, et la somme immédiatement collectée suffit à payer les frais passés de fabrication du film et le tirage des copies nécessaires aux 316 salles de cinéma qui programmèrent Le Parrain la première semaine.

Six mois après sa sortie, le film avait battu tous les records de recettes, et les exploitants rentrèrent dans leurs frais, tandis que les studios adoptaient le nouveau système et se mettaient à crouler sous l’argent. Quant à Coppola, qui avait demandé que la Paramount lui offre une Mercedes 600 si les recettes dépassaient les cinquante millions de dollars, il eut sa Mercedes, et bien davantage, la célébrité mondiale.

Aujourd’hui, ce mode de paiement par anticipation est adopté dans tous les pays qui possèdent une industrie du cinéma. Il explique également pourquoi un film sort dans un grand nombre de salles (jusqu’à mille chez nous, quand le pays ne compte que 5400 salles), afin de profiter de la campagne de publicité, qui est courte, et, corollaire, pourquoi les petits films fauchés ont tant de mal à se faire programmer.

Et voilà aussi pourquoi seul un fou dans mon genre va voir ces petits films-là, et pourquoi je me retrouve si souvent seul dans une salle !

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