Lettre à un requin

Publié le par Yves-André Samère

Cher requin,

Je t’écris cette lettre, que tu liras peut-être si tu trouves le temps. Excuse-moi de ne pas t’appeler par ton nom, que j’ignore (tout comme tu ignores le mien), et c’est de peu d’importance. Néanmoins, je me présente sommairement : je vis à Hong Kong, mon père est chinois et ma mère japonaise, et j’ai vingt-deux ans. Bientôt, je vais partir en mer, sur un bateau qui se livre à la chasse aux requins, ce qui explique cette lettre.

Pardonne-moi d’avance, ami poisson qui es parmi les plus inoffensifs des animaux, puisque, en dépit de sa fâcheuse réputation qu’elle traîne depuis 1960, ton espèce n’est responsable que de six à dix décès par an chez les êtres humains, sur une soixantaine de morsures plus accidentelles que délibérées. Sur le plan de la dangerosité, vous, requins, arrivez bons derniers dans le palmarès. Alors que, sur terre, les éléphants en causent six cents par an, et ils ont des tas d’associations pour prendre leur défense (oh pardon !).

Oui, excuse-moi d’avance, car j’ai bien l’intention de te tuer. Pas pour le sport, non, mais pour tes ailerons. Il faut que tu saches qu’en Asie, on consomme beaucoup de soupe (et aussi de nouilles : si tu as vu ce film idiot de Kar-waï Wong, In the mood for love, où les deux héros sont un couple adultère qui passe son temps dehors, sous la pluie, à parler de soupe et de nouilles, tu comprendras pourquoi nous nous moquons si fort des Occidentaux qui ont voulu y voir un chef-d’œuvre – mais ces sentimentaux ne sont pas des gens comme nous). Or, depuis des siècles en Chine, nous apprécions particulièrement la soupe aux ailerons de requin. Non qu’elle soit très savoureuse, puisque, en réalité, la chair de tes ailerons n’a aucune valeur nutritive, et, pour comble, aucun goût non plus ; si bien qu’on ne parvient à en donner un peu à cette mixture qu’en y ajoutant du porc ou du poulet assaisonnés, et en la faisant mijoter pendant une huitaine d’heures !

Voilà pourquoi nous te pourchassons. Lorsque nous trouvons un de tes congénères dans nos filets, nous tranchons ses ailerons au couteau et à vif, puis nous rejettons l’animal à la mer, toujours vivant mais devenu incapable de nager. Il va couler au fond, se vider de son sang et agoniser pendant des heures. Mais on s’en fiche, et sais-tu pourquoi, malgré les condamnations de cette pratique lancées depuis l’Occident ? C’est parce que 85 pays, dont beaucoup d’occidentaux, pêchent aussi le requin pour nous le revendre : l’Espagne (46 % avec plus de 50 000 tonnes), la France (19,5 % avec plus de 21 000 tonnes), le Royaume-Uni (14,6 % avec 16 000 tonnes), le Portugal (6,5 % avec 7200 tonnes), puis Taïwan, l’Indonésie et les Émirats Arabes Unis.

Par conséquent, nous exploitons les espèces animales sans jouer les tartuffes, en Asie.

Allons, cher requin, réjouis-toi plutôt de participer à l’essor de la gastronomie chinoise, et tâche d’éviter les filets !

Écrire ci-dessous une ânerie quelconque :

S
Pour un bol de soupe bon marché, fadasse, rehaussée de mauvaises épices, des heures d'agonie dans l'océan...Souvent j'y pense, rarement je lis quelque chose sur le sujet.
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Y
Soyons honnêtes (j’ai horreur du plagiat) : un film, « Océans », produit par Jacques Perrin a montré cette abomination en 2010. Il est vrai que, n’ayant pu filmer la séquence en vrai, elle a été fabriquée en numérique.