Éloge (modéré) du football
La preuve que les États-Unis sont peuplés de Béotiens dépourvus de toute intelligence ? La voici : ils ne s’intéressent pas au football, ce jeu de baballe (au pied) qui passionne la planète entière, au point qu’il a provoqué une guerre : c’était en juillet 1969, entre le Salvador et le Honduras, deux pays de l’Amérique centrale. Le premier, le Honduras, est plus grand, peu peuplé (trois millions d’habitants pour 120 000 kilomètres carrés, donc sept fois moins dense que son voisin), avec une forte minorité d’immigrants salvadoriens que le pouvoir voulait chasser. Il y en avait 60 000 en 1960, les neuf dixièmes sans papiers ni permis de séjour. Et, à la suite d’un traité entre les deux pays, le gouvernement du Honduras leur donna cinq ans pour se mettre en règle ou quitter le pays, « offre » dont ne profitèrent que mille clandestins. Et on confisqua leurs terres à ceux qui en possédaient, ce qui provoqua quelques troubles, vous pensez bien.
Or, en 1969, ces deux pays pas vraiment amis jouaient les matches éliminatoires pour la Coupe du Monde de football, qui devait se dérouler l’année suivante au Mexique. Et l’équipe salvadorienne perdit par 1 à 0, car elle avait été empêchée de dormir la nuit précédente par les partisans de l’équipe locale, qui cernaient leur hôtel. Désespérée, Amelia, une jeune Salvadoriennne, se tira une balle dans le cœur ! Son corps fut rapatrié, ses obsèques furent décrétées nationales, et suivies par le président et le gouvernement du Salvador.
Le match de retour, prévu au Salvador, fut mis sous la haute surveillance de l’armée. Mais l’équipe du Honduras vit d’abord son hôtel incendié (il n’y eut aucune victime), et dut déménager pour un autre hôtel. Là, elle fut soumise par les Salvadoriens au même régime de la privation de sommeil. Escortée par la police, l’équipe épuisée gagna le stade, et perdit le match par 3 à 0. En outre, les Honduriens qui avaient fait le voyage pour assister au match furent molestés, et les échauffourées (voitures incendiées, fenêtres brisées, hôpitaux débordés) causèrent la mort de deux personnes. L’équipe de football put regagner son pays sans encombres, mais la frontière fut fermée. Indignation au Honduras, où l’on s’en prit aux résidents salvadoriens. Il y eut des morts et des blessés, et le gouvernement ne fit rien au début pour empêcher les exactions ; plus tard, ce fut trop tard, et la violence paralysa la capitale pendant deux jours... jusqu’à ce que les émeutiers, fatigués, se calment d’eux-mêmes !
Les deux pays ayant gagné chacun un match, ils devaient encore s’affronter à Mexico afin d’être départagés. Des deux côtés de la frontière, journaux, radios et télévisions continuèrent de verser de l’huile sur le feu. Le travail avait pratiquement cessé dans les deux pays, et la passion pour ces faits gagna toute l’Amérique centrale. Le match à Mexico, disputé dans une atmosphère d’émeute, fut gagné par le Salvador, mais les troubles ne cessèrent pas : hommes molestés, femmes violées, quelques morts, hôpitaux une fois de plus débordés. Le Honduras accusa les officiels de malhonnêteté, les joueurs adverses de tricherie. On échangea des calomnies des deux côtés, et cela gagna les deux gouvernements. Dans les heures qui suivirent le match, des escarmouches eurent lieu à la frontière des deux États, suivies d’une intense propagande, qui rapporta des atrocités de toutes sortes, le plus souvent inventées. Des incidents de frontières mettant en jeu quelques douzaines de personnes devenaient des « combats importants », et les deux côtés annonçaient trimphalement la victoire.
Toutes ces rodomontades culminèrent le lendemain du match, le lundi, quand un avion salvadorien lâcha une bombe sur Tegucigalpa, capitale du Honduras. La guerre commençait, et allait durer... cent heures. Elle causa six mille morts et quelques milliers de blessés, près de cinquante mille personnes y ont perdu leur maison et leurs terres, et de nombreux villages furent détruits.
En dépit de tous ces attraits, aux États-Unis, le football n’est pas un jeu très populaire, et on l’a rebaptisé soccer. Ce qu’on aime là-bas, c’est le basket et le base-ball, des sports dont les matchs se terminent forcément par un vainqueur et un vaincu. On ne voit pas l’intérêt d’un sport pouvant se terminer par... un match nul !