Lente agonie de Venise
Venise est un joyau incomparable, qui attire chaque année, malheureusement, trente millions de touristes. Si vous ignorez ce que je pense du tourisme, je vous rappelle cet article que j’avais écrit il y a presque huit ans, et auquel je ne changerais pas un mot. À Venise, l’afflux, par paquebots géants, a provoqué la hausse des loyers devenus exorbitants, une saleté envahissante (les poubelles débordent de déchets et accumulent deux cents tonnes d’ordures par jour), l’expulsion des habitants, les petits commerces en perdition, des piques-niques sauvages dans les rues et sur les places, la muflerie des visiteurs qui s’allongent sur la chaussée, nourrissent les pigeons en dépit de l’interdiction, se baladent à demi-nus, ou se baignent dans les canaux (sans savoir que les égoûts s’y déversent), les toilettes qui débordent, et les cent employés municipaux qui doivent nettoyer de six heures du matin à onze heures du soir pour tenter de garder leur ville propre, laquelle s’est transformée en parc d’attraction, « Veniseland ». Les jours de grande affluence, on peut compter jusqu’à cent mille personnes sur la Place Saint-Marc, alors que les vrais Vénitiens, qui ne trouvent plus de logements puisque beaucoup d’immeubles ont été transformés en bed and breakfast, ne sont plus que 54 000 ; naguère, ils étaient 108 000. Désormais, il ne reste qu’un Vénitien pour cinq cent cinquante touristes traînant leur valise à roulettes.
À Venise, sur trois mille activités commerciales, les trois-quarts sont destinées aux touristes, et beaucoup ont dû modifier leur activité pour calquer leur commerce sur les goûts des étrangers. Et souvent, les Vénitiens, las d’être dérangés jour et nuit, ont bloqué la sonnette de leur porte d’entrée ! Pis : le Canal Grande, la principale voie qui traverse la ville, la plus belle « rue » du monde, est à ce point encombré qu’il est désormais interdit jusqu’à midi aux véritables résidents : il faut laisser la libre circulation au bizness, depuis qu’un touriste allemand a trouvé la mort en 2013 dans un accident à cause du trafic trop intense. Entre 2000 et 2015, plus de mille habitations ont été transformés en auberges, en hôtels, en Airbnb. Même une église a cédé son presbytère pour qu’il puisse héberger des touristes.
Mais comme le maire, Luigi Brugnaro, un homme d’affaires, a pris le parti des touristes, c’est sans solution, la loi est de son côté, il est seul à décider. C’est ainsi que le commissariat de Venise a été vendu à un richissime citoyen de Singapour, en novembre 2017, pour quatorze millions d’euros, afin d’être transformé en hôtel, et il doit s’installer ailleurs.