Jaurès assassiné par un cinglé
Dans ma notule d’avant-hier, j’ai cité le nom de Raoul Villain qui, dans un café de Paris (existant toujours), tua Jean Jaurès le 31 juillet 1914, peu après vingt-et-une heures. Un été, donc, et particulièrement chaud, l’atmosphère est électrique, irrespirable, accablante malgré l’heure avancée.
Pendant ce temps, trois hommes remontent en taxi les Grands Boulevards, tout proches. L’un des trois est de taille moyenne, il a une carrure imposante, et une tête massive ornée d’une barbe d’un blond fauve qui commence à blanchir, mais sa tenue est négligée : pantalon fatigué, cravate noire élimée achetée dans un magasin populaire, veston déformé par ses poches gonflées par des livres et brochures diverses. Un peu après la Madeleine, le taxi est arrêté par un attroupement de jeunes gens qui pensent avoir affaire à « un Allemand ». L’homme proteste, et le taxi parvient à leur échapper. Ce n’est pas la seule manifestation hostile : l’Allemagne va bientôt être en guerre contre la France, l’Autriche a mobilisé, l’Allemagne et la Russie l’ont fait partiellement, la France s’apprête à les suivre, et les journaux français entretiennent cette folie.
Mais, dans le taxi, l’homme n’est pas de cet avis, il pressent que la guerre sera horrible, et voudrait l’empêcher. Mais il n’est même pas ministre, seulement député, directeur de journal, et partisan de la paix. Il s’appelle Jaurès, et il se rend à son bureau, au journal qu’il a fondé, « L’Humanité », où il va écrire un article pour empêcher la catastrophe. Néanmoins, il s’attend à être assassiné.
Pendant ce temps, Villain, originaire de Reims, installé depuis peu à Paris, rue d’Assas, a remonté les Grands Boulevards. Il est vingt heures, il vient d’obtenir un diplôme d’égyptologie à l’« École du Louvre ». Il a vingt-neuf ans. Il est petit, chétif, son visage est banal, inintéressant. Il se nomme Raoul Villain. Originaire de Reims, il s’est installé depuis peu à Paris, rue d’Assas, et il vient juste d’obtenir un diplôme d’égyptologie à l’École du Louvre. Malgré cela, son esprit « ne tourne pas rond », et il est coutumier des grands discours enflammés et pas très cohérents. Détail : il vient d’acheter un revolver, un Smith et Wesson ! Et il se croit désigné pour accomplir une grande mission. Et, après avoir pensé à tuer l’empereur d’Allemagne, Guillaume II, il a changé d’avis, et c’est Jaurès qu’il FAUT tuer, « Herr Jaurès », comme il dit, ce « traître », comme écrivent certains journaux.
Dans la salle de rédaction de « L’Humanité », Jaurès a terminé son article, intitulé SANG-FROID NÉCESSAIRE, et il se termine sur un mot : L’avenir. Il peut maintenant aller dîner au Café du Croissant, avec ses amis. Au même moment, à vingt-et-une heures, Villain arrive devant l’immeuble du journal, bien décidé à tuer le « traître ». Il faut dire que Jaurès est détesté par les partisans de la guerre : Maurice Barrès, Léon Daudet, rédacteur du journal de droite « L’Action française », Urbain Gohier, dans « La Sociale », Charles Péguy, qui réclame à grands cris la mort de son ancien camarade socialiste...
Or Villain n’est pas en bonne santé mentale : sa mère est morte dans un asile, son père est habitué à l’absinthe, sa grand-mère, morte la semaine précédente, était restée enfermée dans sa chambre depuis plus de trente-cinq ans et croyait que la Sainte Vierge l’emmènerait « par les cheveux jusqu’au ciel » !
Ayant manqué de croiser Jaurès à son journal, Villain a eu le renseignement dont il avait besoin de la part du concierge : ces messieurs dînaient au Café du Croissant. Raoul Villain part après avoir remercié, les deux mains dans les poches, qui contiennent un second revolver. Il se rend au Café du Croissant, où les dîneurs se sont installés, et où Jaurès, très connu dans le quartier, au milieu de la table, tourne le dos à la rue. Imprudence : Villain tire depuis la rue. Jaurès n’est pas encore mort, et un médecin, présent dans le café, se précipite vers le blessé qu’on installe tant bien que mal sur une table, et l’ausculte. Aucun espoir, la balle, qui a pénétré sous l’oreille droite, s’est logée dans l’hémisphère cérébral gauche. Trois minutes plus tard, le médecin annonce que Jaurès est mort. Dehors, l’assassin, qui n’a pas cherché à fuir, est arrêté par un policier qui le conduit au poste.
La suite dans mon prochain texte, qui s’en prendra au verdict scandaleux et incompréhensible de la Cour d’Assises.