Les délices de la bureaucratie
Supposez un instant que vous ayez perdu votre carte d’identité. Naturellement, vous êtes allé immédiatement déclarer cette perte au commissariat de votre quartier, où un policier a rempli une déclaration de perte abondamment détaillée. Mais ce document ne vous permet pas d’en faire établir une autre, car, comble d’absurdité, c’est du ressort de la préfecture ou de la mairie de votre quartier. Vous devez à présent entamer le parcours du combattant pour vous faire délivrer une autre carte d’identité.
Pour cela, il vous faut trouver l’emplacement du lieu où commencer. Pas près de chez vous, ce serait trop simple, et pas à n’importe quelle heure, car il vous faut prendre un rendez-vous par téléphone, à condition de trouver le numéro adéquat.
Vous trouvez ce numéro, vous l’appelez, et on vous fixe un rendez-vous, dans un avenir pas vraiment proche. Au jour fixé, vous vous y pointez, et commencez à attendre, car il y a du monde ! Lorsque votre tour arrive, une employée vous donne... un numéro dans la file d’attente. Vous attendez que votre numéro soit affiché.
Ça y est, votre numéro EST affiché. Vous vous présentez au guichet, et vous attendez, car la fille qui doit vous recevoir est occupée à discuter au téléphone avec une collègue. Le conciliabule dure, dure, dure...
Lorsque le colloque prend fin, on consent à vous adresser la parole. Uniquement pour vous remettre des papiers à remplir, mais chez vous, pas sur place. Fin du premier acte. Vous rentrez chez vous et vous vous attelez au travail de scribouillard qu’on attend de vous. En l’occurrence, remplir les innombrables cases concernant vous-même, vos parents, leur prénom, date et lieu de naissance, vos dates et lieu de naissance, et autres détails indispensables à connaître sur votre individu.
Ayant fait votre « devoir », vous retournez au paradis des bureaucrates, réjoui de savoir que votre parcours du combattant est presque terminé. Mais non, vous avez oublié de joindre à la masse de papiers un autre papelard prouvant que vous habitez chez vous ! Il faut que ce soit une attestation de loyer ou une facture d’électricité. Vous possédez bien les deux, chez vous, mais dans un tiroir quelconque. Retour à votre domicile.
Muni de ces ausweis, vous refaites le parcours maudit pour la troisième fois, et, tout fier, vous présentez vos attestations d’existence. On les vérifie, au cas où vous auriez inventé tout ça, et vous voilà congédié, pour revenir dans deux ou trois semaines, expérimenter le délice d’arpenter deux fois les deux kilomètres qui vous séparent du lieu sacré dont votre avenir dépend. À raison de quatre kilomètres à pied, chaque fois, en vue d’être admis dans la bonne société, vous vous sentez admis, enfin, au paradis des élus.
Allons, le suicide n’est plus d’actualité.