« Le Canard enchaîné », pas si pur que ça
Après-demain doit paraître un livre sur « Le Canard enchaîné », livre qui, tout en ne niant pas l’importance de ce journal, le démystifie un peu. Je n’ai pas encore lu cet ouvrage, mais je peux deviner ce qu’il contient, car je connais bien « Le Canard ».
Jusqu’à la Cinquième République inventée par De Gaulle, c’était uniquement un journal satirique, beaucoup plus drôle qu’aujourd’hui. On n’achetait pas « Le Canard » pour ses informations, puisqu’il n’en fournissait guère, on l’achetait pour se payer la tête des hommes politiques et pour sa politique de défense – très générale – des valeurs humanistes. Puis De Gaulle est revenu au pouvoir, et « Le Canard », s’étant trouvé un adversaire à sa taille, s’est transformé en journal militant. Le nombre de ses lecteurs ayant augmenté de ce fait, il s’est mis à gagner beaucoup d’argent, ce qui eut plusieurs conséquences. D’abord, il a pu engager davantage de journalistes, et en faire les rédacteurs les mieux payés de Paris ; puis il a déménagé, et a quitté le petit appartement de trois pièces dans la modeste rue des Petits-Pères, dans le deuxième arrondissement de Paris (qu’il a conservé quelque temps pour y abriter sa filiale, « Les dossiers du Canard »), pour des bureaux vastes et confortables à deux pas du Palais-Royal et du Louvre, rue Saint-Honoré – celle qui est dans le prolongement de la rue où se trouve le palais de l’Élysée.
Mais, peu à peu, « Le Canard » est aussi devenu un instrument politique, que les politiciens se sont mis à utiliser pour déstabiliser leurs adversaires, à coups d’indiscrétions dont la page 2 s’est fait une spécialité. Il est notoire, par exemple, que la pénible affaire de la feuille d’impôts de Chaban-Delmas (pénible, parce qu’injuste : Chaban n’avait rien à se reprocher) a été montée grâce aux indiscrétions que Giscard, alors ministre des Finances, avait fait passer au journal, pour se débarrasser d’un futur adversaire à l’élection présidentielle suivante, et qui, ayant le défaut d’être plus populaire que lui-même, avait de grandes chances de lui barrer la route de l’Élysée. De même, toutes les informations sur les conseils des ministres du mercredi, auxquels n’assistent que le président de la République, les membres du gouvernement et le secrétaire général du gouvernement, ne peuvent provenir que de ces personnes, et ce n’est pas désintéressé. Ainsi, la plupart des indiscrétions sur Chirac et Villepin étaient fournies au « Canard » par Sarkozy lui-même ! Le livre en question va jusqu’à prétendre que le fameux Journal de Carla B., en première page du « Canard », est rédigé avec la collaboration très active du conseiller en communication que Sarkozy a fourni à sa femme. Mais là, c’est à prendre avec des pincettes.
Enfin, on peut reprocher au « Canard » son silence éloquent sur certaines affaires et sur certains hommes politiques. Ainsi, l’élection de Mitterrand à la présidence en 1981 a beaucoup gêné le journal (on connaît un journaliste du « Canard » qui était invité avec son épouse, également journaliste, dans la maison de campagne des Landes que possédait Mitterrand), qui n’a guère dénoncé les magouilles et les affaires véreuses dont son cher « Tonton » s’est rendu coupable pendant quatorze ans. Cela frisait parfois la complicité.
J’aurai encore bien d’autres choses à raconter sur « Le Canard enchaîné ». On verra bien, comme disait De Gaulle.