Déboulonnons : Sartre
Sans reprendre le propos de Robert Sabatier, qui associait le manque de clairvoyance de Jean-Paul Sartre au fait qu’il était borgne (Sartre, pas Sabatier), je dirai qu’en effet, Jean-Paul Sartre, en dépit de son intelligence – qui était grande –, ne voyait pas plus loin, en politique, que le bout de sa pipe.
Passons sur les coups d’encensoir en direction de Staline et de Mao ; passons sur le fait que, ayant succédé à son ennemi intime Raymond Aron à l’Institut français de Berlin, en 1933 et 1934, il n’a pas vu en Allemagne le moindre nazi (pourtant, à cette époque...) et qu’il a préféré piquer quelques idées au philosophe Husserl pour fabriquer sa philosophie de l’existentialisme ; passons sur le fait que, prisonnier de guerre dans le même pays en 1941, il aurait été libéré grâce à un faux certificat médical, ou que, selon une autre version, il l’aurait été sur l’intervention de Pierre Drieu La Rochelle, écrivain fascisant ; passons sur le fait qu’avant la guerre, il avait, au nom du pacifisme, signé un manifeste d’intellectuels qui refusaient toute préparation à une guerre préventive contre Hitler et le nazisme (« Mieux valait une France nazifiée, qu’une France en guerre ») ; passons sur cet autre fait que, durant l’Occupation de la France par les nazis, Sartre vécut tranquillement à Paris, fit jouer ses pièces Les mouches et Huis clos avec l’autorisation de la censure allemande et devant un parterre d’officiers de la Wehrmacht, ne se découvrant « résistant » qu’à la Libération ; passons sur cette déclaration selon laquelle il ne fallait pas dire la vérité sur le régime stalinien pour « ne pas désespérer Billancourt », c’est-à-dire les travailleurs français, tous staliniens comme on sait ; passons sur sa conception de la décolonisation (« Dans le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort, et un homme libre » – on reconnaît l’ancien pacifiste) ; passons sur sa déclaration de 1965, « Tout anticommuniste est un chien » ; passons sur ses insultes envers De Gaulle : maquereau réac, merde, crétin pompeux, monstre, foutu salaud, porc (pas rancunier, De Gaulle ! qui refusa toujours qu’on lui fît le moindre ennui) ; passons sur l’élégant dénigrement de sa propre compagne Simone de Beauvoir, qui, selon lui, aurait écrit La Longue Marche, éloge de la Chine de Mao, surtout en bibliothèque, à partir de livres et d’articles ; passons sur son abstention au vote de 1936, quand se présentait le Front Populaire (qui gagna l’élection) ; passons sur son approbation du pacte germano-soviétique ou sur ses dix-huit articles favorables à Fidel Castro ; oublions son opinion sur son ancien camarade Raymond Aron (« De toute évidence, il est totalement, complètement, systématiquement de deuxième ordre, fondamentalement c’est un con et un imbécile ») ; mettons à la poubelle son avis sur le massacre des Jeux olympiques de Munich (« L’acte de terreur commis à Munich, ai-je dit, se justifiait à deux niveaux : d’abord, parce que tous les athlètes israéliens aux Jeux olympiques étaient des soldats, et ensuite, parce qu’il s’agissait d’une action destinée à un échange de prisonniers » – ce qui était complètement faux et ridiculement absurde) ; passons sur sa défense de Kim Il-sung, le dictateur nord-coréen, ou de la Bande à Baader, sanglant groupe de terroristes allemands (« D’un point de vue moral et révolutionnaire, les enlèvements et les meurtres d’industriels allemands commis par le groupe sont absolument justifiés. [...] Le groupe Baader-Meinhof se conduisait tout à fait bien. Ils n’ont jamais tué un seul innocent. Ils traquaient les porcs vicieux à l’intérieur de leur société, et les colonels américains qui rampaient devant eux ») ; jetons un voile sur son opinion à propos de Claude Lanzmann, l’auteur du monumental film Shoah (« un bon bourgeois » qui « chante les louanges d’Israël » sans voir « ce qui arrive aux pauvres Palestiniens, chassés de leur terre, leurs maisons saisies sans indemnisation, leurs enfants chassés des écoles, harcelés du matin jusqu’au soir, battus par des étrangers armés jusqu’aux dents. Lanzmann voit les Israéliens comme des victimes de l’Holocauste ») ; j’arrête, c’est accablant, j’ai presque honte.
Mais, puisque j’ai écrit précédemment ce que je savais depuis longtemps sur Guevara, mentionnons tout de même que Sartre et Simone de Beauvoir n’ont pas été plus lucides à son sujet. Ils l’ont rencontré le 5 mars 1960, et, après sa mort, en 1967, Sartre a dit de lui : « Je pense, en effet, que cet homme n’a pas été seulement un intellectuel, mais l’homme le plus complet de son époque. Il a été le combattant, le théoricien qui a su extraire de son combat, de la lutte elle-même, de sa propre expérience, la théorie pour mettre en application cette lutte ». Rions : Guevara ne lui portait pas la même estime, il méprisait les intellectuels !