« Dégraisser le mammouth »
Claude Allègre souffre d’un petit défaut, mais gravissime à notre époque de « communiquants » : s’il sait écrire à peu près convenablement, il ne sait pas parler ! Je caricature... Disons qu’il parle lentement, en hésitant, en cherchant ses mots, et c’est pain béni pour ses interlocuteurs, rarement favorables, que de lui couper la parole – surtout à la télévision et la radio, où la phrase qu’on entend le plus souvent est « On n’a pas le temps » –, voire de le ridiculiser. Outre cela, il choisit mal ses mots, et une expression comme dégraisser le mammouth, ses nombreux ennemis vont la lui faire traîner jusqu’à la fin de ses jours.
Lorsqu’il était ministre de l’Éducation nationale du gouvernement Jospin, Allègre avait fait cette constatation, comme tous les ministres qui se sont succédés à ce poste, que ce ministère employait un personnel pléthorique et pas toujours indispensable. Il avait pu constater qu’on y trouvait d’innombrables fonctionnaires tout occupés à inventer des réformes (à chaque nouveau ministre, une nouvelle réforme de l’Éducation nationale !) qui, soit ne fonctionneraient pas, soit ne seraient jamais appliquées – les syndicats, tout-puissants et arc-boutés sur leurs positions et leurs privilèges, bloquant par principe toute initiative qui n’émane pas de leurs rangs. N’importe quel instituteur ou professeur peut en témoigner.
C’est ainsi qu’Allègre fit état, le 24 juin 1997, de son désir de « dégraisser le mammouth », c’est-à-dire de se passer des services des inutiles qui encombraient son administration (cela ne visait pas les personnels enseignants, car il comptait en recruter, au contraire). Terrible menace ! Mais aussi, terrible boulette, car le vocabulaire employé fournissait des armes à ses adversaires. Le verbe dégraisser, cela évoque la mauvaise graisse, les profiteurs qui s’engraissent sur le dos des petits et des sans-grade, les entreprises qui s’enrichissent mais dégraissent leurs effectifs, et l’image d’un mammouth évoque directement la pesanteur. Si bien que le tollé secoua le monde enseignant, et bien au-delà ; que les manifestations hostiles se succédèrent ; et que Jospin, Premier ministre, qui était d’accord sur le fond avec son ami Allègre et le soutint d’abord contre les socialistes eux-mêmes, mais craignait de perdre les élections suivantes, se débarrassa de lui en mars 2000, car Allègre avait enfoncé le clou en septembre 1997, dénonçant le taux d’absentéisme des enseignants, qu’il avait affirmé être de 12 % alors que le taux réel oscillait entre 8 % et 14 % selon les lieux et les dates.
Peu d’hommes politiques, hormis peut-être Jean-Marie Le Pen, essuyèrent autant d’insultes. Pour Le Pen, ce n’était pas totalement sans raisons. Pour Allègre, jamais le mot cabale n’a été à ce point justifié.