Moïse, précurseur de Kapitan-Pacha
Enfant, j’ai lu plusieurs fois un roman qui m’avait beaucoup intéressé. Il était dû à Jeanne de Recqueville, auteur assez connu, et s’intitulait Kapitan-Pacha. Cette histoire était racontée par un orphelin de douze ans qui travaillait comme écrivain public dans le Grand Bazar de Constantinople, et que chacun surnommait Kapitan-Pacha, ce qui signifiait « Grand Amiral » – cela, parce que son ambition était justement d’accéder, plus tard, à ce poste. Or cela se passait sous le règne du sultan Abd-ul-Hamid, un tyran qui monta sur le trône de Turquie en 1876 et fut déposé en 1909. Il avait succédé à son frère Mourad V, lequel ne régna que trois mois. Or Kapitan-Pacha faisait la connaissance d’un révolutionnaire sympathique, qui le prenait en amitié, et qui était partisan de renverser le sultan. Puis la révolution avait lieu de manière assez sanglante, mais, à la dernière page, le narrateur... était tué, et rapportait qu’un ami sanglotait au-dessus de son corps !
J’avais trouvé cette péripétie, un narrateur qui meurt dans le cours du récit qu’il fait, un peu difficile à avaler, et pensé que cela devait être un cas unique. Mais je n’avais encore rien vu. Comme tout me rappelle un film, j’ai vu par la suite cet accessoire de récit utilisé plusieurs fois au cinéma. Je n’en citerai que deux (à vous d’en trouver d’autres), en remontant dans l’ordre chronologique inverse.
La dernière fois, c’était dans ce film à succès quoique assez mauvais, Sixième sens, où le psychiatre Bruce Willis était assassiné dès la première séquence. Puis il passait le reste du film, apparemment bien vivant et ignorant qu’il était mort, à traiter un garçon aussi atteint que lui (vous vous souvenez, celui, joué par Haley Joel Osment, qui disait « Je vois des morts »). Et puis, il y avait ce scénario de Jean-Paul Sartre pour un film de Jean Delannoy, sorti en 1947, Les jeux sont faits. Là, Micheline Presle était assassinée par son mari au début de l’histoire, puis son esprit s’élevait au-dessus du lit mortuaire, et on la suivait, vivant une seconde vie avec un autre homme, jusqu’à l’épilogue évidemment tragique, puisque nous étions chez Sartre. Et donc, elle faisait un peu office de narratrice.
Mais, en réalité, il y avait un précédent fameux, celui de Moïse. Les croyants pensent que celui-ci a écrit ou fait écrire les cinq premiers livres de l’Ancien testament : la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome, ensemble que les Juifs nomment Torah. Or il raconte, à la fin du dernier de ces livres, au chapitre 34, versets 5 à 12... sa propre mort ! Cela commence ainsi : « Moïse, serviteur de l’Éternel, mourut là, dans le pays de Moab, selon l’ordre de l’Éternel. Et l’Éternel l’enterra dans la vallée, etc. ».
Il est permis de se demander comment on peut croire, si on n’est ni un enfant en bas âge ni un adulte atteint d’une maladie mentale, à de telles invraisemblances. Mais j’en parlerai un autre jour.