Pudeur exquise
Il y a presque cinq ans, on a sorti au Festival de Cannes puis partout ailleurs un film de Paolo Sorrentino intitulé Il divo. Il racontait l’histoire de Giulio Andreotti. Ce film a remporté le Prix du Jury, mais, lorsque Andreotti l’a vu, il ne l’a pas apprécié, et il a quitté la salle pendant la projection. Le 2 novembre suivant, alors qu’il avait 89 ans, il a participé à une émission de divertissement, Questa Domenica, sur la chaîne de télévision Canale 5, et durant l’émission, il a semblé souffrir d’un problème de santé : alors qu’une question lui était posée – à deux reprises –, Andreotti n’a rien répondu, restant immobile et silencieux, les yeux ouverts. Le réalisateur a alors interrompu l’émission, on passé un peu de pub, l’émission a repris, et Andreotti est apparu, frais comme un gardon. La chaîne a prétexté « un incident technique ». Papon et Pinochet ont souvent joué cette comédie pour éviter de petits ennuis judiciaires...
Des ennuis judiciaires, Andreotti ? Ce sénateur (à vie !) est un pilier du parti centriste Démocratie Chrétienne, sept fois président du Conseil – c’est-à-dire Premier ministre –, vingt-cinq fois ministre, et dont on dit de lui que c’est, soit le plus grand criminel, soit l’homme le plus persécuté de son pays. Il a fait l’objet de plusieurs procès, dont l’un, pour avoir commandité l’assassinat d’un journaliste en 1979. Un premier jugement l’avait acquitté de cette accusation de meurtre, le 24 septembre 1999, mais fut infirmé le 17 novembre 2002 par la Cour d’appel de Pérouse, qui le reconnut coupable et le condamna à 24 ans de prison. Du fait de son immunité parlementaire, la peine infligée n’a jamais été exécutée. Le jugement fut annulé quelques mois plus tard par la Cour de Cassation, mais, en 2004, celle-ci confirma un autre jugement reconnaissant sa participation au délit d’association avec la mafia. Bref, une canaille avérée, mais qui a toujours su passer entre les gouttes.
Et maintenant, imaginez qu’on fasse en France un film sur, au hasard : les frais de bouche du couple Chirac à l’Hôtel de Ville de Paris ; le suicide de François de Grossouvre dans son bureau de l’Élysée ; les relations de Giscard avec Bokassa ; l’emprisonnement durant sept mois de l’écrivain Roger Delpey pour avoir publié un livre, La manipulation, qui ridiculisait Giscard ; l’arrestation et le maintien en prison des Irlandais de Vincennes sous Mitterrand, grâce à de fausses preuves fabriquées par le capitaine Paul Barril ; les écoutes téléphoniques pratiquées sur l’ordre du même Mitterrand, et qui ont provoqué le suicide du capitaine de gendarmerie Pierre-Yves Guézou, injustement accusé ; l’ordre donné par De Gaulle d’enlever en Allemagne le colonel Antoine Argoud et de le ramener clandestinement en France ; l’ordre donné par De Gaulle d’abandonner les harkis aux tueurs algériens ; ou l’histoire du S.A.C., groupement de nervis gaullistes pratiquant le chantage, l’intimidation, l’extorsion de fonds et le meurtre, en citant nommément son fondateur Charles Pasqua !
Mais non, ne rêvons pas. Chez nous, quand on fait par exemple un film sur Mitterrand, non seulement ledit film est hagiographique (Le promeneur du Champ-de-Mars, avec Michel Bouquet), mais on n’ose même pas citer le nom du personnage principal. Et le jour où on fera en France un film sur DSK ou Cahuzac, c’est promis, on changera tous les noms et on inscrira au générique que « Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé ne pourrait être que l’effet d’une coïncidence ».
Nous sommes civilisés, nous...