Mathématiques pour charlatans
Lorsqu’on nous a annoncé que sept cents immigrants s’étaient noyés en Méditerranée en faisant chavirer le bateau sur lequel ils se trouvaient, je n’ai pas mentionné ce nombre, car on n’était certain de rien : il n’y avait alors qu’un survivant, en mauvais état, et on pouvait avoir quelques doutes. Le bateau, nous affirmait-on, était un chalutier. Je n’ai jamais voyagé sur un chalutier (sur un cargo, si), mais j’en ai vu beaucoup, ces embarcations sont plutôt minuscules, et on n’est pas forcé de croire qu’elles peuvent accueillir autant de « passagers ». Surtout, le nombre importe peu, et je suis toujours agacé par l’usage qu’on fait de l’arithmétique en pareil cas – comme l’a fait Kouchner au Grand Journal.
À ce propos, voici quelques citations extraites de la pièce de Jean Anouilh, L’hurluberlu. Son personnage est un général à la retraite, plutôt réactionnaire, mais pas dépourvu de bon sens. Il ne faut pas non plus perdre de vue qu’il est alors en colère et manie un humour dévastateur :
- « Un ouvrier tombe du toit et se casse la colonne vertébrale. [...] Un mort, chiens écrasés, huitième page ; nous ne pourrions même pas citer le fait divers, nous ne l’avons pas lu. Un chalutier fait naufrage [...]. Douze morts. Tiens, tiens. On commence à dire : “C’est bien triste”. [...] Un train déraille : cent vingt morts. Là, on prend la mine de circonstance. [...] “C’est terrible”. [...] Pourquoi est-ce devenu terrible ? Beaucoup plus triste que douze morts ? [...] Un mort, ça ne fait rien, deux morts, toujours rien, dix morts, ça bouge. Cent morts, ça y est ! Vous êtes triste. Mais quatre-vingts morts, alors, [...] c’était un tout petit peu moins triste, si votre balance fonctionne bien ? »
- On lui objecte que « cent morts, ce sont déjà des hommes, nos frères ». Riposte : « Et le pauvre mort tout seul, qui était tombé de son toit tout seul, ce n’était pas votre frère ? S’il s’était débrouillé pour entraîner ses 99 copains de l’échaufaudage avec lui, il aurait eu droit à être votre frère ? »
- On lui objecte alors que « C’est cent familles, je ne sais combien d’orphelins, de veuves en larmes ». Il riposte : « Parce que toi, beaucoup de larmes, ça te touche plus qu’un peu de larmes. À partir de combien de litres de larmes t’attendris-tu ? [...] Deux veuves, c’est plus triste qu’une veuve ? [...] Quatre veuves, c’est deux fois plus triste que deux veuves, si je te suis bien ? 7392 veuves, [...] un fait divers de la dernière guerre, ça te paraît donc moins triste [...] que 7817 veuves. [...] 425 veuves en moins, c’est bon à prendre ! Même en temps de guerre ».
- Conclusion : « En fait, le nombre n’est rien ! Mais personne n’a le courage de le dire ».
Et je rappelle que pour les vingt morts par attentat du mois de janvier, nous avons vu des millions de manifestants dans les rues. Pour les sept cents ou huit cents noyés en Méditerranée, personne. Cela doit bien signifier quelque chose, où l’arithmétique ne joue pas. J’aime les mathématiques, mais je ne les utilise pas pour faire pleurer autrui, car c’est du charlatanisme.