Quand Bouteiller « se suicidait »
Voici de quelle façon Pierre Bouteiller a raconté son renvoi d’Europe N° 1 (on ne disait pas « Europe 1 », en 1969). C’est dans son livre de souvenirs Radioactif, aux pages 43 à 45. Malgré mon peu de goût pour les citations longues, je n’en change pas un mot :
Je n’ai pas été surpris de cette rupture. Depuis longtemps je savais que j’agaçais. Mai 68 a été le prétexte pour mettre un nom – « gauchisme » – sur un mauvais esprit que l’on me reprochait depuis longtemps. Je m’y attendais tellement que j’ai préféré signer moi-même mon arrêt de mort. C’était juste après le départ de De Gaulle, après son référendum raté ! Il s’était retiré en Irlande et, à Paris, chacun savait que son entourage lui cherchait des bureaux. À l’époque, les blagues téléphoniques étaient à la mode, grâce d’ailleurs à Francis Blanche qui sévissait sur la même radio que moi.
J’ai eu l’idée de contacter des agences immobilières en me faisant passer pour son aide de camp, le colonel de Bonneval, et j’avais demandé à Henri Tisot, qui imitait à s’y méprendre la voix du Général, de participer au canular. Tout, bien sûr, était enregistré. D’abord il y avait la voix d’une secrétaire, parlant parfaitement l’anglais, qui débutait l’entretien :
“Hold on, please, somebody’s speaking to you from Ireland...”
Et j’intervenais :
« Je suis le colonel de Bonneval, vous savez qui je suis ?
– Non.
– L’aide de camp du Général De Gaulle. »
Instantanément, le ton changeait :
« Excusez-moi, colonel...
– Mon colonel !
– ... Mon colonel... que puis-je pour vous ?
– D’abord il me faut être sûr de votre parfaite discrétion.
– Bien entendu, monsieur, euh, mon colonel... »
Suivait la demande de quatre cents mètres carrés près du Champ-de-Mars, et j’enchaînais :
« Oh ! vous avez une chance inouïe : d’ordinaire, le Général ne veut jamais parler au téléphone, mais il est là, près de moi, je vous le passe. »
Henri Tisot prenait alors l’appareil et interrogeait le malheureux agent immobilier sur le voisinage, les « commodités », discutait les prix... Tisot était plus vrai que nature...
J’avais fait un montage des meilleurs moments et je le faisais écouter aux copains lorsque Jean Gorini est passé par là. Il s’est renseigné sur ce qui nous faisait tellement rire. A écouté. Apprécié. Rigolé. Puis, avant de partir, il m’a dit « Vous n’avez tout de même pas l’intention de passer ça à l’antenne. » Je lui ai répondu que ce serait fait le lendemain matin. Il m’a dit que ce serait impossible. Le ton a monté. Et là, devant toute la rédaction, j’ai signé mon arrêt de mort : « Vous savez que c’est un gag formidable, et pas du tout désobligeant pour le Général. C’est une démonstration à la Francis Blanche sur l’incroyable crédulité des gens. Si vous m’interdisez de le passer, c’est que vous crevez de trouille. » Gorini a claqué la porte. Ce jour-là, ma collaboration avec Europe 1 s’est achevée.
Vous avez compris que, après Mai-68, tous les personnels de radio-télé avaient été repris en main, et que beaucoup, soupçonnés de gauchisme, avaient été virés. Et, en avril-mai 1969, près d’un an plus tard, le conformisme avait repris le dessus.
Naturellement, Jean Gorini était le supérieur hiérarchique de Pierre Bouteiller.
(Et je déplore la faute de français, sur la secrétaire qui débutait l’entretien)