Materner un philosophe
Catherine Clément, sœur du président d’Arte, ancienne normalienne, publie ses mémoires, et y raconte une anecdote, qu’elle vient replacer sur France Inter. Cela concerne Jean-Paul Sartre. Le vieux philosophe avait été invité à un dîner (ou un déjeuner, peu importe) dans les locaux du « Nouvel Observateur », repas auquel participait le directeur du journal Claude Perdriel, et quelques autres personnalités, dont Catherine Clément elle-même. À la fin du repas, Sartre demande à serrer la main de quelques typographes. Gêne. On n’ose pas lui dire que la profession de typographe a disparu avec la composition informatique, et qu’il n’y a donc plus aucun typo à l’imprimerie.
L’ignorance du vieillard s’explique, il est aveugle ou quasiment, et ne voit plus le monde que par les yeux de son entourage, qui lui cache les choses gênantes ou désagréables. On emmène donc Sartre dans les ateliers, où se trouvent quelques journalistes, et, dans la plus grande discrétion, on lui fait serrer la main des pseudo-typographes.
Lorsque Catherine Clément raconte cela au micro de France Inter, en présence d’une demi-douzaine de participants à l’émission, chacun s’extasie sur cette anecdote touchante. Que de prévenance ! Ah que ces gens-là ont donc fait preuve d’humanité !
Eh bien navré, je ne m’extasie pas, car je trouve cette histoire grotesque, voire indécente. Comment aurait-il réagi, Sartre, si on lui avait appris la vérité sur les changements des métiers de l’imprimerie ? Vous croyez qu’il se serait roulé par terre en sanglotant ? Il ne manquait pas de courage, Sartre, il n’avait craint ni De Gaulle – qui d’ailleurs le protégeait, ayant refusé de l’envoyer en prison –, ni le ridicule politique (il avait été maoïste). On pensait que le métier de philosophe consistait justement dans la recherche de la vérité. À quoi rimait donc ce maternage ?