Gag tragique
Il existe, parmi mes millions de lecteurs, quelques personnes qui, n’ayant pas reçu des fées penchées sur leur berceau ce sens de l’humour qui constitue une partie de mon charme (une partie seulement), croient, dur comme fer, que mon respect de l’orthographe, de la grammaire, de la syntaxe et de la signification des mots est l’indice que je suis un puriste intransigeant atteint de rigidité – quoique dans ce domaine seulement, insistent les moins bienveillants.
Or il n’en est rien. Si je veille à toutes ces broutilles, c’est parce que je considère que, lorsque vous invitez chez vous un ami à dîner, vous ne le servez pas dans des assiettes sales. J’étends donc cette exigence à l’écriture. En outre, je suis tout à fait disposé à ne pas refuser l’extension du sens des mots (mais pas disposé au massacre des règles de grammaire, faut pas pousser !) et même leur raccourcissement, et, quant aux djeunz qui préfèrent dire « appart » ou « p’tit déj » plutôt qu’« appartement » ou « petit déjeuner », je ne propose pas qu’on leur applique la peine de mort. Enfin, pas tout de suite.
Pour tout dire, il m’est même arrivé de proposer qu’on étende la signification d’un mot assez courant, et c’est l’histoire que je me prépare à vous raconter ici.
Naguère, alors que j’étudiais le cinéma, j’avais émis, dans un devoir, l’idée qu’il pouvait exister des gags tragiques. Cette idée avait déplu à mon professeur, qui m’avait remonté les bretelles : le gag, selon lui, ne pouvait être QUE comique. Je n’insistai pas, mais persistai à n’en penser pas moins. Car les exemples sont faciles à trouver. Ainsi, voyez la série Destination finale, qui a donné au cinéma cinq films que je trouve extrêmement bien conçus, fort divertissants, et qui remporte en salles un joli succès. Le principe est simple : au début du film, dans un groupe de jeunes, l’un d’eux a le pressentiment qu’un terrible accident va leur arriver, où ils trouveront tous la mort. Il convainc les autres de prendre le large, et tous en réchappent alors que l’accident a bel et bien lieu ensuite, mais sans eux. Or la Mort, insatisfaite, ne les lâche pas, et les tue par la suite, les uns après les autres, mais d’une autre façon. Le jeu, pour le spectateur qui est prévenu, consiste à tenter de deviner comment ces décès vont survenir, mais il se trompe chaque fois, car l’accident, très violent, est complètement imprévisible. Et lorsqu’il se produit, c’est le rire assuré. Un peu comme le tour qu’un prestidigitateur accomplit d’une manière que vous n’aviez pas prévue.
Or, un évènement imprévu qui a des conséquences parfois tragiques, c’est bien cela, un gag : car, si le public rit, le personnage qui en est victime trouve rarement que sa mésaventure est drôle. Souvenez-vous de Louis de Funès dans Le petit baigneur, lorsqu’il croit marcher sur une flaque d’eau et se retrouve englouti dans un trou profond où il disparaît complètement. Que feriez-vous si cela vous arrivait ? Vous ririez aux éclats ?
Je viens donc de vous démontrer, avec un brio qui m’épate, qu’un gag peut être tragique. Cela dépend seulement pour qui.
(Autre gag, inséré dans le scénario d’une œuvre qui n’a rien d’une comédie, Roméo et Juliette. Peu avant la fin, Roméo voit dans le tombeau le corps inanimé de sa belle, qui est seulement endormie, mais il ne le sait pas. La croyant morte, il se suicide avec son poignard. Elle se réveille alors, le voit mort et se suicide à son tour en avalant du poison. Deux suicides en quelques minutes, à cause d’un malentendu. Je suis bien certain que Shakespeare a dû bien rire en écrivant cette succession d’évènements tragiques, qui aurait pu facilement être évitée)
Hélas pour moi et pour la langue française, ma proposition d’étendre le sens du mot gag est restée lettre morte. Éternel incompris, je suis.