La musique de « Jeux interdits »

Publié le par Yves-André Samère

C’est tout à fait curieux, mais les certitudes, presque toujours, cachent des bobards. Tout le monde croit que « mère » Teresa était une sainte, tout le monde croit que Néron a fait brûler Rome, tout le monde croit que Jeanne d’Arc était une humble bergère, tout le monde croit que les Indiens et les moines tibétains sont non violents, tout le monde croit que Marilyn Monroe était une beauté parfaite, et ainsi de suite, je vous laisse chercher.

Mais ne visons pas si haut, et prenons un exemple amusant : demandez à n’importe qui le nom de l’auteur de cette musique célèbre, l’air de guitare dans le film Jeux interdits, que massacrent tous les guitaristes débutants. C’est quasiment automatique, on vous répondra que c’est Narciso Yepes, qui interprète ce morceau sur la bande sonore. Eh bien, c’est totalement faux !

Si Narciso Yepes joue la musique de ce film, il ne l’a pas composée. Elle provient en fait... d’un autre film, Blood and sand (en français, Arènes sanglantes), réalisé par Rouben Mamoulian en 1941, onze ans avant Jeux interdits. Un très beau film, soit dit en passant, sur la corrida, mais qui n’a rien d’une espagnolade vulgaire comme le Carmen de Bizet (je vais encore me faire houspiller par les admirateurs de ce compositeur). Ce film est d’ailleurs un remake d’un film muet de 1922 portant le même titre, et adapté d’un roman de Vicente Blasco Ibáñez, avec Rudolph Valentino. Le remake signé Mamoulian a pour vedettes Tyrone Power, Linda Darnell, Rita Hayworth et Anthony Quinn. L’air musical dont nous parlons est joué aux cordes, et on commence à l’entendre à la douzième minute, quand le jeune Juanillo vient dire au revoir à la petite Carmen, dans une scène qui évoque celle du balcon de Roméo et Juliette. On l’entend une demi-douzaine de fois tout au long du film, et la deuxième fois, chanté par un sextette. Il existe donc des paroles sur cette musique, mais je ne les ai pas notées.

La musique d’Arènes sanglantes est d’Alfred Newman et du guitariste Vicente Gómez, ce dernier n’étant pas mentionné comme compositeur au générique. Mais ils ne semblent pas être, eux non plus, les auteurs de cet air, qui remonterait encore plus loin, puisque certains pensent qu’il date... du début du XIXe siècle et qu’il a été composé par un certain Fernando Sor (1778-1839). Son titre serait ainsi Melodia de Sor : « Les Cahiers de La Guitare », dans leur numéro du deuxième trimestre 1991, ont publié un fac-simile de cette œuvre manuscrite, montrant qu’elle est quasi-identique à ce que jouait Narciso Yepes.

Voilà. À présent, vous pouvez briller dans les dîners en ville.