Deux conceptions antagonistes de la justice
Au cours de sa longue (et probablement défunte) carrière politique, Dominique Strauss-Kahn a connu de menus ennuis, mais seules deux affaires de mœurs l’ont conduit devant un tribunal – je dis bien « de mœurs » –, celle de l’Hôtel Sofitel à New York, et celle de l’Hôtel Carlton, à Lille. Méfiez-vous des grands hôtels.
À New York, il a été dénoncé pour viol le 14 mai 2011, a été arrêté le soir même, et incarcéré dans la dangereuse prison de Rikers Island. Mais, le 20, il est transféré sous résidence surveillée dans une grande maison d’un quartier à la mode (Tribeca, où habite Robert De Niro), louée à prix d’or par sa femme. Ayant plaidé non coupable le 6 juin, il est libéré sur parole le 1er juillet, puis les plaintes au pénal contre lui sont abandonnées, bien que la plaignante ait maintenu sa plainte au civil. Il n’y a donc pas eu de procès pénal.
À Lille, avec plusieurs autres personnes, il est poursuivi pour proxénétisme aggravé en réunion et pour complicité d’escroquerie et d’abus de confiance, ce qui est beaucoup moins grave qu’un viol, puisque ce ne sont que des délits, et pas un crime. Mais là, il y a eu procès, qui s’est d’ailleurs conclu par le retrait des plaintes des parties civiles, et il sera sans doute relaxé le 12 juin.
Pourquoi ces deux traitements si différents, et cette anomalie ? Parce que l’organisation de la justice aux États-Unis est très différente de celle qui a cours en France !
Lorsqu’une plainte est déposée aux États-Unis, l’enquête est faite par les deux parties, la défense et l’accusation, voire par trois si la victime présumée se porte partie civile. Il n’y a pas de juge d’instruction dans ce pays. C’est l’une des raisons qui font que les avocats coûtent si cher, et que les procureurs n’ont rien contre l’idée de ne pas aller jusqu’au procès, en négociant avec l’avocat de la défense si le prévenu accepte de reconnaître sa culpabilité : pas de juge, pas de jury, pas de tribunal, et peine amoindrie. On réduit ainsi le temps et les frais. Argument supplémentaire, si le plaignant n’est pas rigoureusement irréprochable, comme ce fut le cas pour Nafissatou Diallo qui avait multiplié les mensonges, l’accusation aura bien du mal à convaincre les douze jurés de prononcer à l’unanimité un verdict de culpabilité (vous avez bien dû voir le film Douze hommes en colère, avec Henry Fonda, ou le téléfilm avec Michel Leeb, voire la pièce de Reginald Rose, qui a été jouée un peu partout dans le monde depuis 1953). Voilà donc comment DSK s’est tiré d’affaire à New York, car, avec une plaignante aussi peu reluisante, le procureur Cyrus Vance n’a pas insisté. Mais il n’a jamais été dit que Strauss-Kahn était innocent, et on ne le saura jamais. En outre, il pourrait bien être condamné, au civil, à payer des dommages et intérêts à la victime, comme ce fut le cas pour O. J. Simpson, pourtant acquitté au pénal...
En France, c’est différent. Sarkozy avait bien tenté de faire supprimer la fonction de juge d’instruction, mais il n’y a pas réussi, en raison des réactions hostiles et quasiment unanimes. Il y avait une plainte, DSK est donc passé devant un tribunal. Sans trop de dégâts, visiblement.