Que ta main gauche ignore ce que fait la droite
Comme une de mes amies déteste la musique de Ravel, je lui déconseille la lecture de cette notule. Mais le fait qu’on déteste un compositeur que j’aime assez, cela ne me gêne en rien, puisque, de mon côté, j’abomine Érik Satie et Debussy.
Le pianiste virtuose Paul Wittgenstein avait perdu un bras à la guerre de 14-18. Plus tard, il avait demandé à divers compositeurs de lui écrire un morceau qu’il puisse jouer avec sa main gauche seule. Certains acceptèrent, et ce fut Maurice Ravel qui lui composa le meilleur morceau, qu’on nomma Concerto pour la main gauche. Notez que, lors de la guerre, les deux artistes étaient dans des camps opposés, mais le fait n’influa en rien là-dessus. Ils se sont d’ailleurs brouillés ensuite !
Ce concerto, qui est en un seul mouvement de dix-neuf minutes environ, est très difficile – j’ai la partition, et ce n’est pas de la petite bière. Or, lorsque je l’ai vu joué à la télévision, j’ai constaté que le pianiste qui l’interprétait n’utilisait pas sa main droite, en effet. Ce qui m’a incité à me poser quelques questions, que donc je vous pose aussi.
Que serait-il arrivé si ce pianiste avait utilisé ses deux mains ? Est-ce que le directeur de la salle de concert lui aurait collé une amende ? Est-ce que le public, indigné, aurait réclamé d’être remboursé ? Est-ce que son syndicat l’aurait suspendu pour trois concerts à venir ? Est-ce que l’État lui aurait retiré sa Légion d’Honneur ? Est-ce que son propriétaire aurait augmenté son loyer ? Est-ce que Jean-Jacques Bourdin l’aurait convoqué pour l’engueuler à la radio? C’est que les Français veulent savoir !
Convenez que toutes ces questions se posent. Parce que, si vous aviez écouté le morceau en fermant les yeux, vous n’auriez entendu aucune différence ! Et cela m’incite à vous reparler de Roland Moreno, de la Joconde et des grottes Chauvet et de Lascaux. Mais ce sera dans une autre notule, car à chaque jour suffit sa peine.