Majorité à géométrie variable
Je n’ai pas, hier soir, regardé sur France 3 son émission De Gaulle, le dernier roi de France, malgré son titre bien choisi (puisque ce personnage a été le fossoyeur de la République). Je sais bien que je mérite, par mon indifférence, le châtiment le plus sévère, et que tout le monde est, a été ou sera gaulliste, comme lui-même l’a prétendu – mais ce « tout le monde » est excessif. J’ignore donc si on a inclus dans ce florilège l’épisode d’une de ses plus grandes impostures, doublée d’un viol de la Constitution absolument incontestable, et dont on n’ose jamais parler, car on ne touche pas à la statue du Commandeur quand on n’est pas Dom Juan.
Voici l’histoire.
Le 19 mars 1962, les émissaires algériens et les représentants du gouvernement français que présidait encore Michel Debré (il a sauté immédiatement après car il ne servait plus à rien, et a été remplacé par Pompidou) ont signé à Évian des accords censés mettre fin à la guerre d’Algérie. En fait, ils n’ont mis fin qu’à l’action de l’armée française, tandis que les atrocités commises du côté algérien ont continué de plus belle, mais les soldats français n’avaient plus le droit d’intervenir pour les en empêcher. Cette mascarade est d’ailleurs allée très loin, lesdits soldats ne pouvaient plus patrouiller qu’avec des fusils sans munitions, et, dans certains postes, les sentinelles montaient la garde armées de bâtons (ce sommet du ridicule est absolument authentique). Et l’interdiction allait jusqu’à, théoriquement, ne plus pouvoir réagir si on égorgeait des malheureux sous leurs yeux.
De Gaulle, président de la République, a aussitôt ordonné l’organisation d’un référendum, qui devait avoir lieu le 8 avril suivant, soit seulement vingt jours après, un record de hâte pour une consultation du peuple entier. Il s’agissait de demander aux Français s’ils approuvaient la fin des hostilités ET l’indépendance de l’Algérie – toujours le tour de passe-passe avec deux questions et une réponse, comme d’habitude. À cette occasion, il a été décidé que les soldats du contingent pourraient voter même s’ils étaient encore mineurs, la majorité étant encore à vingt-et-un ans ! Du jamais vu dans l’histoire de la République, et cette entorse à la Constitution était motivée par cette évidence : tout jeune sous les drapeaux est forcément hostile au service militaire, et le moindre cadeau outrepassant le règlement dans le sens du désir juvénile de quitter cette terre hostile était accueillie favorablement. Donc, De Gaulle s’assurait une masse de votes favorables.
Jusqu’ici, c’est déjà extravagant, mais il y a mieux. On décida que la mesure permettant aux moins de vingt-et-un ans de voter aurait une exception : seraient exclus de cette exception les jeunes soldats français originaires d’Algérie ! Eux seuls devraient attendre leur vingt-et-unième anniversaire. On supposait, bien entendu, que ceux-là voteraient « mal », donc contre l’indépendance de l’Algérie, donc on leur interdisait tout simplement d’user de leur bulletin de vote. Un peu de cynisme ne saurait nuire, n’est-ce pas ? Et le Conseil constitutionnel n’a pas bronché.
Cette imposture est unique, et gêne beaucoup les partisans de De Gaulle, qui optent pour la chape de plomb. Mais elle est connue et vérifiable.