« Chute », ou démolition ?
Je me sens un peu seul, aujourd’hui. Non, ne vous précipitez pas (en foules) pour me réconforter, avec des « T’en fais pas, mon vieux, tu verras, ça ira mieux demain, et après la pluie le beau temps », comme le chantaient les sœurs Étienne.
Non, je ne me sens pas seul psychologiquement, et ça ne m’arrive jamais. C’est intellectuellement que ça ne va pas. En d’autres termes, j’ai l’impression d’être seul à penser ce que je pense, et je m’inquiète pour la santé mentale... des autres !
En effet, on célèbre aujourd’hui le vingt-cinquième anniversaire de ce que TOUT LE MONDE appelle « la chute du Mur de Berlin », sans que quiconque ne perçoive que c’est radicalement inepte.
Entendons-nous : je me réjouis que Berlin ne soit plus coupée en deux par le « Mur de la honte », comme on disait alors. J’exécrais le communisme à la manière soviétique, que d’ailleurs Marx n’avait pas prévu sous cette forme, et voir jetées à bas les statues des ignobles Staline et Lénine ne me fait aucune peine, même légère. Mais constater que personne sur cette terre n’est capable de voir que l’expression chute du Mur de Berlin est une double imbécillité, ça me stupéfie.
Double, parce que fausse sémantiquement, et fausse politiquement.
Parler d’une chute à ce propos est faux sur le plan du vocabulaire. Je crois que se tromper sur le sens des mots, c’est se tromper sur tout. Or le mot chute ne coïncide pas du tout avec ce que le monde entier a vu sur ses écrans de télévision le 9 novembre 1989. Ce qu’on a vu, en direct ou en différé, c’était une démolition, consciente et organisée en vue d’être médiatisée. Jamais une chute n’est un acte conscient, volontaire et organisé. Si vous tombez d’un avion, accroché à un parachute par exemple, ce n’est pas une chute, c’est un saut : demandez à un parachutiste s’il a « fait une chute » ! Le Mur de Berlin n’est pas tombé accidentellement, il a été « déconstruit », comme on dit bêtement aujourd’hui, démoli comme disent les gens qui savent encore parler, et tout cela, pour être filmé par les caméras de tous les pays intéressés, dans une ambiance de fête qui n’avait rien de fortuit.
Mais, plus grave, la faute est aussi politique. On feint en effet de croire que c’est la disparition du Mur de Berlin qui a entraîné la disparition de l’empire soviétique. C’est évidemment faux, et aucun historien ne soutiendrait une thèse aussi ridicule. Le soviétisme s’est effondré lentement, parce que les dirigeants de Moscou ont pris conscience que ce processus ne fonctionnait absolument pas, qu’il ruinait l’Union Soviétique, la coupait du reste du monde et faisait obstacle à son développement économique. Et, accessoirement, que ce régime honni était vomi par les 99 % des habitants de la planète. Or cette évidence ne leur a pas explosé à la figure le 9 novembre 1989, il a fallu des décennies de dégradation et la présence d’un Gorbatchev à la tête du gouvernement pour que cette évidence soit prise en compte par les têtes (mal) pensantes du Soviet suprême, admettant enfin que le libéralisme économique leur rapporterait davantage que l’entreprise consistant depuis 1917 à tondre un œuf déjà glabre. Ce qui s’est parfaitement vérifié, et Moscou, devenue la ville la plus chère du monde, regorge désormais de milliardaires. Dans ces conditions, la démolition de ce malencontreux mur n’a pas été une cause, mais une conséquence de ce changement de régime. Et prendre la conséquence pour la cause, d’un point de vue philosophique, ce n’est pas très fin.
Seulement voilà, pour le grand public, une lente dégradation de l’économie d’un pays, ce n’est pas assez spectaculaire, il lui faut du visuel. C’est exactement comme dans les films policiers bâtis sur la recherche d’un assassin : si on filme une véritable enquête, nécessairement longue et n’avançant que par des vérifications sur une infinité de points de détail, il n’y a rien à voir, et le cher public s’endort ; alors qu’une poursuite en voiture, des bagarres, des coups de feu et des types qui tombent par la fenêtre, ça c’est payant, coco !
Un mur qui « tombe », c’est pareil. Du spectacle.