Être édité ? À quoi bon ?
Je ne crois pas que mes petits écrits seront un jour publiés sous forme de livre. D’ailleurs, je ne fais rien pour cela, ne me prenant pas pour un écrivain. Et je crois vous avoir déjà raconté comment j’avais refusé que mes critiques de cinéma soient publiées dans un mensuel, parce qu’on me refusait d’utiliser les guillemets français, les seuls qui soient corrects : avoir au-dessus de moi une sorte de patron qui décide à ma place (un éditeur, tant que vous n’êtes pas une vedette rentable de la maison, c’est un patron), je n’en rêve pas. Et puis, je ne souhaite pas vraiment être imprimé, pour une raison qui ne saute peut-être pas aux yeux dès l’abord. Cette raison, c’est celle-ci : tout ce qu’on écrit sur Internet est quasiment indestructible, et, confidentiel ou pas, existera toujours quelque part et nous survivra jusqu’à la fin de l’Humanité – voire au-delà, quand les insectes nous auront partout remplacés. Alors que les livres... Savez-vous que, chaque année, on imprime en France... cinq cent millions de livres, et que, sur ce total prodigieux, cent millions sont envoyés au pilon au bout de quelques semaines ou quelques mois ? Il y a neuf ans, le 24 janvier 2005, « L’Express » avait publié une étude là-dessus, qu’il faut lire pour se faire une idée de la pérennité des écrits sur papier.
C’est un peu effrayant, mais, en contrepartie, que se passerait-il si on gardait tout ? Il se passerait qu’on ne trouverait plus de place pour les nouveautés ! Lorsque je vois comme je suis envahi par les livres que je ne peux m’empêcher d’acheter mais que jamais je n’aurai le temps de lire...
En tout cas, si on m’éditait, je ne tomberais pas dans le travers courant : faire écrire une préface ! On voit de plus en plus de livres qui commencent par une préface, et j’avoue que, si elle dépasse une page ou deux, je la saute sans remords. J’ai vu des préfaces de quarante pages ! Voire mieux : la grande chanteuse lyrique Geori Boué, qui vit toujours, a raconté, dans son livre Sacha Guitry et Malibran, comment elle avait tourné en 1943 son seul film, réalisé par Sacha Guitry, sur la cantatrice de l’époque romantique Maria Malibran, dont avait parlé Alfred de Musset. Le livre imprimé compte 128 pages, mais le texte de Geori Boué commence à la page... 53, et se termine à la page 99. Il ne compte par conséquent que 47 pages, moins de 37 % du total ! Tout le reste est occupé par un « À-propos » (une préface, quoi), un laïus de dix pages sur le film, puis de quatre pages sur la Malibran, puis autant sur ce que divers auteurs ont dit sur elle, puis autant sur le scénario du film, puis... seize pages sur son montage financier et les péripéties de son tournage, plus quatre pages sur son générique, et il est suivi par quelques critiques du film. Si vous lisez de pareilles excroissances, il ne vous reste plus de forces pour lire le livre lui-même. Sans compter la perte de crédibilité de l’auteur. Faites cela, et vous obtiendrez l’effet contraire de ce que vous espériez, car vous aurez ennuyé vos lecteurs. J’aime bien Geori Boué, que j’ai rencontrée et qui est une femme sympathique, mais je n’ai pas eu le courage de lire son livre.
Il y a et il y a eu des professionnels de la préface. Par exemple Jean Cocteau : il préfaçait tout le monde (tous ceux qui le lui demandaient, en tout cas), avec une subtilité de conteur d’histoire belge – c’est le conteur qui n’est pas subtil, pas les Belges. J’ai dû feuilleter une centaine de bouquins qui avaient été préfacés par Cocteau. Naturellement, il en espérait un retour d’ascenseur pour ses propres écrits, et, dans ce monde dit « littéraire », on pratique le copinage encore davantage que dans le monde du cinéma. Donc ça marche à tous les coups.