Trions les chanteuses !
Pour une fois, laissons de côté ma manière coutumière de classer les gens, du style « Le monde se divise en deux camps ». Par exemple, ceux qui saisissent une opportunité et ceux qui préfèrent attendre une occasion ; ceux qui démarrent une carrière et ceux qui en commencent une ; ceux qui pensent que Spielberg est le plus grand réalisateur du monde et ceux qui estiment que c’est seulement un bon conteur de films d’aventure ; ceux qui souhaitent une bonne année et ceux qui s’en foutent parce qu’ils savent que ça n’a jamais marché ; ceux qui se rappellent DE quelque chose et ceux qui s’en souviennent ; ceux qui trouvent que Stéphane Guillon est drôle et ceux qui pensent que c’est seulement un plouc ignare et mal élevé ; ceux qui trouvent tout incontournable et ceux qui préfèrent la vingtaine d’adjectifs préexistant à ce vocable inutile et idiot ; ceux qui croient (ou feignent de croire) que le rap est de la musique et ceux qui savent que ça n’en est pas ; ceux qui sont des dévots d’Apple et ceux qui vouent aux gémonies tous les produits de cette firme. Etc., la liste est infinie. Bref, je partage les natifs de cette vallée de larmes entre ceux qui craignent de rater le dernier métro et ceux qui vont à pied, les mains dans les poches et le nez en l’air.
Donc, pour une fois, je ne vais pas couper le monde en deux, mais en trois, et c’est la mort de Whitney Houston qui m’en fournit l’occasion. Cette chanteuse, qui nous refait involontairement le coup du décès de Michael Jackson, en un peu moins médiatiquement délirant, m’a donné envie de classer les chanteuses francophones de variétés en TROIS catégories.
Catégorie numéro 1, à laquelle elle appartenait indéniablement : les chanteuses qui crient. Saluons les virtuoses, Lara Fabian, Nicole Croisille, Céline Dion, Liza Minelli, Mireille Mathieu, et une kyrielle d’autres, qui vous font l’effet d’un coup de poignard dans l’oreille et vous inciteraient à la masturbation frénétique, puisque ça rend sourd.
Catégorie numéro 2, les chanteuses aphones : Carla Bruni, bien sûr, mais aussi Charlotte Gainsbourg, qui ne parvient cependant pas à détrôner sa mère, Jane Birkin, dont Pascal Sevran avait dit que la qualifier de « chanteuse » était une insulte à toutes les vraies chanteuses, et qui, non contente de ne produire aucun son audible, chante faux, de surcroît, dès qu’une note un peu aigüe échappe à sa tessiture d’une demi-octave. L’entendre peiner est douloureux, et vous incite à écouter n’importe quoi d’autre plutôt que ces grincements de portière mal graissée.
Catégorie numéro 3, les vraies chanteuses. En septembre est morte Cora Vaucaire, qui était sans doute ce qu’on trouvait de mieux du point de vue de l’intelligence du texte, de l’art vocal et du choix des chansons. Très proche d’elle, mais en plus sarcastique, il y avait Colette Renard, mais il y a eu aussi Patachou, qui s’est offert le luxe de découvrir Brassens et de le faire débuter dans son cabaret. Tout le monde ne l’apprécie pas forcément, à cause des à-côtés de son existence tapageuse, mais j’estime que Régine est une excellente chanteuse, et ceux qui croient le contraire ne l’ont jamais écoutée. En plus sage, Line Renaud possède une voix chaude qui rend presque digne d’intérêt les textes ineptes de ses chansons, mais ne lui faites pas ce reproche, car Ella Fitzgerald aussi chantait des âneries (si vous ne le saviez pas, c’est que vous ne l’avez jamais écoutée !). Sans être très fan de Juliette Greco, je dois reconnaître qu’elle articule, chante juste et semble comprendre ce qu’elle dit, ce qui n’est pas le cas de toutes. Quant à sa presque homonyme, Juliette, elle dépasse toutes ses contemporaines en intelligence, et succède ainsi à Marie-Paule Belle et Anne Sylvestre.
Je sais ce que vous allez dire : les bonnes chanteuses sont, soit vieilles, soit mortes. Et alors ? Chanter est un métier qui s’apprend. Et pas en un jour.