Enjoliveurs-17 : « incontournable » (bis)
On croit toujours être le seul. Je croyais donc être le seul que le mot incontournable agace. Ce vocable, qui plaît tant aux incultes voulant enjoliver leur vocabulaire (bien à tort ! Voyez ces crétins, adeptes du tuning, qui « enjolivent » leur voiture, leur moto, leur ordinateur, etc. : le résultat est invariablement consternant de laideur), ce vocable, disais-je, n’a aucune légitimité, et aucun équivalent dans quelque langue que ce soit. Sérieusement, en cuisine, qu’est-ce qu’une recette « incontournable » ? Au théâtre, qu’est-ce qu’un acteur « incontournable » ? Si les mots ont un sens, celui-là devrait signifier « qu’on ne peut pas contourner », non ? Or l’image est burlesque.
Bref, je découvre aujourd’hui un autre individu, sans doute un pervers, à qui ce mot donne des boutons. C’est Renaud Camus, écrivain certes d’extrême-droite, mais aussi talentueux que prolifique (n’en tirez aucun conclusion), et qui finira bien par entrer à l’Académie française. Dans son petit livre Répertoire des délicatesses du français contemporain, il flingue avec esprit le mot tabou, en ces termes :
Plusieurs années durant, incontournable a joué avec une certaine dignité [...] le rôle difficile à tenir de l’adjectif officiellement... incontournable. C’est une position ingrate, car elle est nécessairement ridicule. Incontournable avait le mérite [...] de se savoir ridicule, [...] et de s’assumer comme tel, non sans une sorte de panache, serait-ce un panache à l’envers. Lorsque incontournable sera tout à fait mort, il n’est pas exclu qu’on le regrette un peu, en souriant. On avait fini par s’attacher à son air niais, finement mis en avant.
Ouf ! Je vais pouvoir sortir dans la rue sans que les gosses et les journalistes (l’âge mental et le degré de culture sont équivalents) me jettent des pierres. C’est rassurant.