L’homme invisible
Soit dit sans vouloir le moins du monde me vanter, je possède une qualité extrêmement précieuse, à défaut d’être rare : je passe totalement inaperçu, où que j’aille. Ce qui, me dit-on, pourrait m’offrir quelques occasions de trouver un travail agréable et bien rémunéré : agent de filature pour le compte d’un détective privé, contre-espion au service de la DCRI, Premier ministre succédant à Jean-Marc Ayrault, voire, au cinéma, doublure de Frédéric Diefentahl.
Attention, cet état enviable n’est pas sans comporter quelques exceptions. Par exemple, lorsque je me promène dans la rue, ma relative invisibilité cesse d’être absolue, et je suis régulièrement abordé par des quidams qui s’enquièrent si je n’aurais pas, par hasard, « une petite pièce » (quel manque d’ambition ! Pourquoi ne me réclame-t-on jamais de gros billets ? C’est vexant, à la fin), demande que je dois décliner puisque je n’ai jamais un sou sur moi. Il y a également ces touristes égarés qui désirent connaître le chemin de Notre-Dame, et que je renseigne aimablement. Avec une telle clarté qu’ils finissent toujours par s’ébahir que Paris ait tellement changé par rapport aux illustrations de leur Guide Bleu, lorsqu’ils se retrouvent au pied du Sacré-Cœur.
Néanmoins, dans la vie courante, on me remarque si peu que j’envisage de postuler pour le rôle principal, la prochaine fois qu’on réalisera un remake de L’homme invisible. Devenir célèbre, c’est le but de toute ma vie.
Quoi ! Vous ne me croyez pas ? Eh bien, laissez-moi vous conter une petite histoire qui m’est arrivée il y a quelque temps, et dont je garantis l’authenticité ; sinon, comme disait naguère Guy Carlier, ça n’aurait aucun intérêt.
Figurez-vous qu’en une certaine occasion, je me suis trouvé loin de chez moi, dans une ville qui n’est pas la mienne. Allez, jouons cartes sur table, c’était à Lille. J’étais donc à l’hôtel, sans aucun matériel de bureau à ma disposition, or j’ai eu besoin de faire photocopier un document pour en envoyer une copie à quelqu’un. En pareil cas, vous avez le choix : soit faire votre photocopie à la gare ou à la poste, et obtenir un résultat innommable parce que ces appareils publics sont toujours déréglés ; soit vous rendre dans un magasin spécialisé où l’on n’osera pas vous fourguer un travail mal fait. Je me suis donc rendu dans la plus grande librairie de la ville, qui se trouve être par la même occasion la plus grande librairie de France, le Furet du Nord, sur la Grand-Place. Là se trouvait un service de photocopie, tenu par une employée de cet illustre établissement, trônant derrière un comptoir devant lequel s’alignaient, ce jour-là, une demi-douzaine de clients en rangs d’oignons et attendant sagement leur tour. Je pris donc ma place dans la file d’attente.
Le service étant assez rapide, puisque le Furet du Nord n’est pas la Poste, ce fut bientôt mon tour, et je déposai, comme l’avaient fait mes prédécesseurs, mon document à photocopier sur le comptoir, sous les yeux de l’employée. Laquelle tendit le bras... par-dessus mon épaule, pour prendre le document du client qui attendait derrière moi.
J’en ai conclu que mon cas était désespéré, et suis allé faire ma photocopie à la gare.