Le génie d’Hergé
Je suis tombé amoureux des œuvres d’Hergé lorsqu’une de mes tantes m’offrit, vers mes dix ans, les deux albums des aventures de Tintin, Le crabe aux pinces d’or et Objectif Lune (soit dit en passant, j’ai attendu plusieurs années avant de pouvoir lire la suite, On a marché sur la Lune : les cadeaux étaient rares, dans notre milieu, et cet album-ci, je me le suis offert à moi-même).
Hergé a la réputation d’être l’empereur, et peut-être le créateur, de « la ligne claire » : ses dessins n’utilisent jamais le flou, l’estompé, le dégradé de couleurs, et il remplit les plages avec une couleur uniforme, ce qui leur donne un aspect très net et lisible. Un autre dessinateur l’a imité, Edgar P. Jacobs, le créateur de Blake et Mortimer, mais lui, je le trouve franchement mauvais, avec son texte envahissant le tiers des vignettes et dont la plupart des phrases, ponctuées de « By Jove ! » pour bien montrer qu’on est en Angleterre, se terminent par un point d’exclamation suivi d’un point de suspension. Il est incapable d’exprimer quoi que ce soit par le dessin seul.
Hergé avait un sens étonnant de la composition, et il semble être allé souvent au cinéma, tant ses cadrages sont étudiés et précis. J’ai découvert cet aspect dès Le crabe aux pinces d’or, et très précisément avec cette image, la deuxième de la rangée supérieure, à la page 38 : le capitaine Haddock, qui apparaît dans cet album pour la première fois et va devenir le favori de tous les lecteurs, a vu sa bouteille d’alcool fracassée par une balle qu’un des pillards bédouins a tiré dans sa direction. Aussitôt, il en devient fou furieux, jaillit de derrière la dune où il s’était abrité (nous sommes au Sahara), et insulte ses adversaires, qui s’enfuient. Du moins, on croit qu’ils fuient à cause de lui, mais peu importe. Or l’image qui montre cette fuite est remarquable par sa composition, et j’ai appris que c’était l’une des deux qu’Hergé préférait, de toute sa carrière de dessinateur. Comme l’œil du lecteur balaye les images de gauche à droite, dans le sens de la lecture en Occident, on voit successivement le mouvement de fuite ainsi décomposé : le premier Bédouin, qui est à plat-ventre dans le sable, relève la tête, étonné ; le deuxième, un peu plus loin derrière, commence à se relever, et il est à genoux ; le troisième, encore plus loin, est presque debout, tourné vers l’arrière sauf son regard, qui est encore dirigé vers Haddock hors champ, mais son fusil est déjà pointé dans le sens opposé ; le quatrième et le cinquième, encore plus loin, ont pris la fuite et sont loin.
Ainsi, tout le mouvement d’un homme allongé qui se relève pour s’enfuir est décomposé en cinq phases, et le résultat donne l’illusion du mouvement. C’est du dessin animé, mais... immobile ! Hergé aurait été capable de faire du cinéma.
Notez qu’on ne voit pas Haddock dans cette image, et que les insultes qu’il adresse aux Bédouins sont donc en off, comme on dit, encore une fois, au cinéma.