Les aventuriers de l’ouvre-boîte perdu
On croit souvent que les industriels se mettent en quatre pour nous faciliter la vie, et que celle-ci en est devenue plus facile qu’autrefois. En fait, c’est tout le contraire !
Voyez par exemple les boîtes de conserve. Autrefois, le problème était simple : la boîte de conserve était un solide récipient fermé, scellé, hermétique, et que vous ne pouviez ouvrir qu’à l’aide d’un ouvre-boîte. L’ouvre-boîte lui-même était une sorte de pic à glace, plus petit que celui de Basic instinct, et muni d’un manche en bois. Pour ouvrir la boîte de conserve, il vous fallait le placer verticalement, la pointe vers le bas et posée sur la face supérieure de la boîte, à trois millimètres du bord, et le tenir fermement dans cette position, de la main gauche si vous étiez droitier ; puis vous donniez un coup énergique, du plat de la main droite, sur le haut du manche, ce qui avait deux effets opposés : vous vous esquintiez la paume de la main, et la pointe de l’ouvre-boîte s’enfonçait d’un demi-centimètre dans le métal. La pompe ainsi amorcée, il ne vous restait plus qu’à agrandir l’ouverture en cisaillant, et, au bout de moins d’un quart d’heure, elle était suffisante pour que vous tentiez de transvaser le contenu de la boîte dans une casserole, si vous ne vous étiez pas entaillé la main gauche, celle qui tenait la boîte, durant l’opération précédente. Tout était donc au mieux.
Hélas, on a voulu, en haut-lieu je suppose, nous faciliter la vie. Aujourd’hui, la plupart des boîtes de conserve, et je le sais bien puisque je ne me nourris que de ça, sont pourvues sur leur face supérieure d’une languette dont on est censé tordre légèrement l’extrémité vers le haut, ce qui a théoriquement pour effet d’amorcer le décollage de ladite face supérieure, qui a été prédécoupée en usine. Je dois reconnaître que, dans le principe, c’est plus agréable que de s’ouvrir la main avec un ouvre-boîte, mais, dans la réalité, le truc ne marche qu’une fois sur cinq. Les autres fois, la languette se contente de se casser et de vous rester dans les doigts, sans amorcer le moins du monde le décollage attendu de la face supérieure (souvent, en prime, vous êtes éclaboussé par la sauce que la boîte contenait, mais c’est un détail trivial). Dès lors, vous êtes coincé : il ne vous reste plus qu’à dénicher un ouvre-boîte afin de reprendre le processus d’antan, décrit au paragraphe précédent.
L’ennui, c’est que neuf familles sur dix, désormais, n’ont plus d’ouvre-boîte dans leur cuisine.
Il ne connaissait pas son bonheur, Robinson Crusoe.