Burgess, Holmes et Sarasate
Jules Verne avait imaginé de conclure son roman L’île mystérieuse en réunissant des personnages apparus dans d’autres romans de lui : le capitaine Nemo, concepteur et seul maître à bord du sous-marin « Nautilus», et Tom Ayrton, auparavant chef d’une bande de forçats évadés, mais qui, s’étant racheté, avait obtenu la faveur d’être « seulement » débarqué sur une île déserte, justement celle où avaient échoué les héros de L’île mystérieuse. Certes, ce procédé littéraire n’était pas nouveau, et Balzac l’avait utilisé jusqu’à la corde, avec son personnage de Rastignac, qui figurait dans... dix-sept de ses romans.
Eh bien, j’ai découvert qu’un écrivain célèbre, dont je vous ai récemment parlé, avait approximativement suivi cette voie. Et c’est ainsi qu’Anthony Burgess a mis en scène Sherlock Holmes et le violoniste et compositeur Sarasate, dans une nouvelle pleine d’humour, écrite par lui, et qui pastichait avec talent les œuvres d’Arthur Conan Doyle. Cela s’intitulait Meurtre en musique, et figure pour la première fois dans le recueil The Devil’s mode, paru en 1989.
L’intrigue n’est pas très respectueuse vis-à-vis de Sarasate, dont la musique est jugée soporifique par le docteur Watson, et qui, de plus, joue ici le rôle d’un terroriste catalan. En effet, au cours d’un séjour privé à Londres, le jeune souverain espagnol Alphonse XIII, qui doit prendre le train pour se rendre en France, est visé par un attentat à la bombe fomenté par des extrémistes catalans, or Sarasate, qui était catalan, avait été chargé de déposer une bombe dans son compartiment, profitant de ce que sa propre célébrité lui permettrait de passer sans encombre le service d’ordre britannique mobilisé pour l’occasion. Il avait donc caché la bombe à retardement dans son étui à violon, qu’il avait dissimulé sous une banquette avant de prendre congé de la famille royale, prétextant une répétition évidemment fictive. Ensuite, il avait pris la fuite, sans doute en grimpant dans un autre train.
L’ironie de cette histoire tient en ce que Sherlock Holmes, après avoir fait évacuer la voiture royale par la famille, n’avait pas cherché à retrouver le diabolique Sarasate, car, violoniste lui-même, il ne pouvait pas faire arrêter un virtuose du violon, même assassin en puissance ! Mais ça, c’est une pure invention de Burgess. Il ne devait pas aimer la musique de son confrère catalan.