« Le Canard » avale la grammaire
« Le Canard enchaîné » aura bientôt cent ans, puisqu’il est né en 1915, en pleine Première guerre mondiale – et ce n’est pas un hasard. Il avait toujours été rédigé par des gens qui connaissaient fort bien la langue française et s’en servaient admirablement. Il a même compté quelques écrivains célèbres au nombre de ses rédacteurs : Jean Cocteau, Raymond Radiguet (qui signait Rajki), Tristan Bernard, Roland Dorgelès, Henri Béraud (entre 1916 et 1919), Anatole France, Lucien Descaves. Plus tard, ce furent René Fallet (entre 1952 et 1956), Alexandre Breffort (l’auteur d’Irma la Douce, dont Billy Wilder fit un film avec Shirley MacLaine et Jack Lemmon), Henri Jeanson (le meilleur scénariste et dialoguiste du cinéma français), puis, en mode mineur, Bernard Thomas, Yvan Audouard, et enfin Jean Clémentin, romancier et spécialiste du Parti Communiste, qui fut aussi rédacteur en chef du journal. Notons également, pour ses pastiches de Saint-Simon dans La Cour, l’ancien directeur du « Canard », Roger Fressoz, qui signait André Ribaud. Ne demeure plus aujourd’hui au « Canard » que Pierre Combescot, qui eut le Prix Médicis en 1986 pour Les funérailles de la Sardine et le Prix Goncourt en 1991 pour Les Filles du Calvaire, et qui rédige depuis des décennies la chronique de l’opéra, sous le pseudonyme de Luc Décygnes, chronique que personne ne lit, mais c’est le seul écrivain qui subsiste au journal (je laisse de côté Sorj Chalandon, le dernier arrivé, ainsi qu’Albert Algoud, qui rédige, en les signant de ses seules initiales, de petits entrefilets sur les spectacles de music-hall, mais dont l’œuvre littéraire se borne à l’univers d’Hergé).
Bref, l’ère où « Le Canard » était bien écrit est terminée, et je râle souvent sur les négligences qui souillent ses pages : typographiques, syntaxiques et orthographiques. Ne parlons pas du style, il a été gommé, puisque la plupart des articles sont réécrits (on dit rewrités, c’est plus moderne), si bien que tous semblent sortis de la même plume. « Le Canard enchaîné », aujourd’hui, semble rédigé par des anciens élèves de l’ENA, de Sciences-Po, voire, quelle horreur ! de HEC. Mais de gens d’esprit, plus aucun.