Les Charlots contre Streisand
La DCRI, c’est la Direction Centrale du Renseignement Intérieur, autrement dit, nos contre-espions à nous (les autres pays n’ayant que des espions). Or l’un de ses instruments de travail est une station hertzienne militaire située à Pierre-sur-Haute. Il se trouve que ce bidule est décrit dans une page française de Wikipedia, l’auteur de l’article étant un certain Qvsqs, qui n’a écrit aucun autre article de cette encyclopédie – lequel article a été mis en ligne en juillet 2009.
Cet article, très classique, se trouve ICI. Mais la DCRI ne s’est aperçue de son existence qu’au tout début de cette année. Réaction de ces distraits : divulgation d’information « classifiées », c’est-à-dire secrètes. Divulgation passible, en vertu de l’article 413-10 du Code pénal, de sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende (peine réduite à trois ans et 45 000 euros d’amende si la divulgation résulte d’une négligence ou d’une imprudence). Si bien que, le 4 mars dernier, la DCRI demande à l’hébergeur légal, la Wikimedia Foundation, la suppression de l’article dont nos ennemis héréditaires pourraient profiter pour nous envahir puis nous occuper. Or elle ne motive pas sa demande, par exemple en communiquant les précisions supplémentaires sur la nature des informations concernées, ou sur leur degré de confidentialité – ce qu’exige la loi. En outre, la quasi-totalité de l’article est déjà présente dans un documentaire réalisé par une chaîne de télévision régionale, qui est toujours en ligne, et qui a – selon toute vraisemblance – été conçu avec le plein soutien de l’armée. Bref, il n’y a aucun fondement juridique à sa demande, et la Wikimedia Foundation met la réclamation en attente, ce qui signifie qu’elle sera satisfaite si la DCRI fournit les pièces nécessaires.
La DCRI réagit de manière absurde : au lieu de se conformer à la loi, elle s’adresse à un administrateur de la communauté Wikipedia francophone, et lui enjoint de supprimer immédiatement l’article. L’administrateur refuse, il n’a jamais participé à cet article, n’est pas responsable de son contenu, et... son statut ne lui donne pas ce droit ! La DCRI alors prévient la police et demande sa mise en garde à vue. Effrayé, il cède, et prévient ses collègues que, si l’article est rétabli, son auteur sera juridiquement responsable – ce qui est illégal. Comme vous pouvez le constater à sa lecture, toute cette agitation n’a servi à rien, et l’article incriminé est toujours en ligne, il s’offre même le luxe supplémentaire de raconter cette péripétie.
Cette affaire présente deux aspects intéressants. D’une part, Wikipedia est une communauté à laquelle chacun peut participer, si bien qu’il n’y a aucun « patron » à sa tête – tout comme il n’y a aucun patron d’Internet. C’est un peu l’équivalent de la vox populi ou d’une manifestation sur la voie publique : un flot quasiment impossible à endiguer. D’autre part, la DCRI vient de faire connaissance avec ce que tous les internautes connaissent sous le surnom d’« effet Streisand » : en voulant interdire la diffusion d’une information qui était passée inaperçue, vous lui faites une telle publicité que, désormais, tout le monde est au courant ! Et, en l’occurrence, l’article sur la station de Pierre-sur-Haute, qui était très peu visité, a reçu plus de visites en une seule journée que depuis sa création, il vient même d’être traduit en anglais.
Quel beau sujet de film, Les Charlots contre Streisand !