Tour de Babel
Le principal grief que le commun des mortels adresse aux philosophes vise leur manie d’utiliser un jargon incompréhensible. Ce n’est pas faux, quoique certains philosophes s’en dispensent et parlent comme tout le monde ; par exemple Michel Onfray. Mais il faut reconnaître que ces philosophes ont une excuse : faute d’avoir à sa disposition des mots techniques (et toute profession possède son vocabulaire technique), il est très difficile de disserter sans employer des périphrases interminables, qui, de par leur longueur, n’éclaircissent pas toujours le sens de ce qu’on dit – ou écrit.
Néanmoins, dans la vie courante, il est capital d’employer, sinon le mot savant, du moins le mot juste. À défaut, notre société ressemble de plus en plus à la tour de Babel, et c’est bien ce qui se produit en ce moment. Ainsi, la température n’est pas la chaleur, le poids n’est pas la masse, la météo n’est pas le climat ni le temps qu’il fait, un portrait n’est pas la personne qu’il représente, un objet n’est pas confondu avec ses dimensions, un copain n’est ni un amoureux ni un amant, un DJ n’est pas un musicien, et le rap ou le slam ne sont pas de la musique (puisqu’ils ne comportent aucune mélodie).
J’en ai eu un exemple hier soir, en regardant le Zapping de Canal Plus. On y entendait Nagui, animant un jeu, qui posait à une candidate la question suivante : « Comment appelle-t-on un triangle qui a trois côtés égaux ? ». Bien sûr, la malheureuse n’a pas su répondre à cette question du niveau de l’agrégation, et a bredouillé que c’était un triangle « équatorial », mais passons : si les jeux télévisés recrutaient des génies, ça se saurait. L’intéressant était dans la question. Si j’avais été sur le plateau, j’aurais remis à sa place ce pauvre Nagui, ou plutôt les zozos incultes qui écrivent les questions, et qui se sont fondés sur leurs nébuleux souvenirs d’une scolarité aussi lointaine que ratée. J’aurais donc rétorqué que, si un triangle avait ses trois côtés ÉGAUX, ce ne serait pas un triangle !
En effet, puisqu’il s’agissait d’une question de mathématique, il importe de se référer à ce que les mathématiques définissent comme l’égalité : un objet est égal à lui-même et seulement à lui-même. Et donc, parler de trois côtés égaux, c’est impliquer qu’on parle de trois fois le même côté ! D’où cette conclusion qu’aucun triangle ne peut exister avec cette condition d’avoir un seul côté.
En fait, dans le cas présent, c’est la longueur des trois côtés qui est égale, pas les côtés eux-mêmes. Histoire de jouer les cuistres, je précise qu’on parle alors de côtés ISOMÉTRIQUES (de même longueur).
Ce genre d’erreur grossière se produit cent fois par jour. Ainsi, rions : hier, sur France Inter, ce pauvre André Manoukian, qui croit faire de la radio parce qu’il remplace ce malheureux Frédéric Lopez, a dit : « Je vais vous présenter notre invité musical, que je ne veux pas déflorer » (il voulait sans doute dire qu’il ne voulait donner aucune précision sur cet invité, mais les auditeurs ont sans doute conclu que, sur France Inter, on déflorait les invités...).
À vous de dénicher d’autres exemples !